Contrairement aux principes fondamentaux de la justice pénale suisse des mineurs (inscrits dans la CDE, la Cst., le DPMin et la PPMin), entrera en vigueur le 1er juillet 2025 une révision « catastrophique » du DPMin. Poussé par le mauvais vent de la sécurité à tout prix, le Parlement fédéral a poursuivi les balafres qu’il inflige à la justice des mineurs depuis plus d’une dizaine d’années. Ces atteintes sont analysées ci-dessous. Mais celle qu’il a adoptée le 13 juin 2024 est d’une intensité encore plus élevée. En effet, elle octroie la compétence, d’abord à la justice des mineurs, puis à la justice des adultes, de réserver, respectivement de prononcer, dès sa majorité acquise, la mesure grave de l’internement de l’art. 64 CPS à l’encontre d’un adolescent qui, alors qu’il était âgé de 16 ans au moins, a commis un assassinat et a été condamné soit à un placement en établissement fermé, soit à une peine privative de liberté de 3 ans ou plus. Cet enchevêtrement du droit pénal des mineurs et de celui des adultes est le signe d’une stratégie ultra sécuritaire. Malheureusement, les motions déjà déposées à Berne au Parlement fédéral démontrent que cette stratégie va se poursuivre, dans le sens d’un démantèlement de la justice pénale suisse des mineurs. Sans mobilisation vigoureuse des partisan.e.s de l’esprit éducatif et émancipatoire de la justice des mineurs, la Suisse bafouera toujours plus les engagements qu’elle a pris en ratifiant la CDE en 1997.
Ueli Hostettler, grâce à ses recherches approfondies et dans la durée, s’est imposé comme l’un des meilleurs connaisseurs du monde carcéral en Suisse. Il s’est particulièrement intéressé ces dernières années à la santé du personnel en milieu d’exécution des sanctions pénales, ses besoins, sa satisfaction au travail, ainsi qu’aux défis posés aux institutions de privation de liberté par les personnes détenues âgées et en fin de vie1.
Dans ces Mélanges en son honneur, j’ai choisi d’aborder un sujet que Ueli a peu ou pas investigué, celui de la justice pénale des mineurs. Mon choix s’impose car les principes essentiels d’éducation, de développement et de protection des droits de l’enfant qui régissent la justice des mineurs en Suisse sont non seulement menacés, mais de plus en plus concrètement attaqués et violés par des révisions que je qualifie de « catastrophiques » du droit pénal des mineurs (DPMin)2. Par ces révisions, le Parlement fédéral a donné un tour de vis sécuritaire au DPMin en y transférant des mesures répressives (« interdictions », « réserves de l’internement ») du droit pénal des adultes. Et cette fâcheuse habitude de poignarder ainsi le cœur éducatif de la justice des mineurs ne sont hélas pas sur le point de se terminer.
La justice pénale suisse des mineurs, régie quotidiennement par le DPMin (en vigueur depuis janvier 2007) et la PPMin (Procédure pénale des mineurs, depuis janvier 2011)3, est fondée notamment (sans être exhaustif) sur les principes fondamentaux suivants4 :
la prise en « considération primordiale » de « l’intérêt supérieur de l’enfant », y compris bien sûr par les « organes législatifs » : art. 3 CDE ou Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant5;
l’interdiction « des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » : art. 37 let. a CDE + art. 3 CEDH6 + art. 10 al. 3 Cst. féd.7;
le respect de la dignité de la personne de l’enfant, et particulièrement lorsqu’il se trouve en situation de privation de liberté : art. 37 let. c CDE + art. 7 Cst. féd. + art. 74 CPS8;
la poursuite de la protection et de l’éducation du mineur, comme objectifs déterminants de la justice pénale des mineurs : art. 2 DPMin + 4 PPMin. Cela signifie que le droit pénal des mineurs est un droit individualisé, centré prioritairement sur la personnalité du ou de la mineure concernée, sur ses conditions de vie et son milieu familial et de formation. La question de la faute commise et de la culpabilité est prise en compte après les éléments personnels essentiels9. C’est une conséquence du principe « Primum non nocere » : la priorité est de ne pas nuire.
À cette date et depuis son entrée en vigueur, le 1er janvier 2007, le DPMin a déjà été révisé neuf fois.
À l’analyse de ces neuf révisions, il faut distinguer celles que j’appellerai « automatiques-inévitables » (au nombre de six), celles que je qualifierai de « catastrophiques-évitables » (au nombre de deux) et une qui a été positive.
1) Les révisions « automatiques » sont dues :
à l’entrée en vigueur de la PPMin, le 1er janvier 2011, qui a entraîné des abrogations dans le DPMin et généralement des transferts dans la PPMin, comme par exemple la médiation pénale, prévue à l’ancien art. 8 DPMin, qui est devenu l’art. 7 PPMin;
l’art. 36 DPMin relatif à la prescription de l’action pénale a été révisé deux fois pour tenir compte des réformes du code pénal concernant les infractions sexuelles;
l’art. 1 DPMin a été modifié trois fois à son alinéa 2, notamment pour y intégrer le renvoi à de nouvelles dispositions introduites dans la partie générale du code pénal, comme par exemple l’art. 92a CPS relatif au droit d’information de la victime sur les modalités d’exécution de la sanction prononcée à l’encontre de l’auteur de l’infraction.
2) Trois révisions ont touché le DPMin en ce qui concerne les sanctions pénales qui peuvent frapper les personnes mineures :
l’une a été positive, et faisait suite à la réforme du droit des sanctions dans le code pénal, entrée en vigueur en janvier 2018 : elle a étendu la durée possible d’exécution des mesures de protection du DPMin jusqu’à l’âge de 25 ans révolus (art. 19 al. 2 DPMin);
en revanche, deux révisions ont été « catastrophiques », car elles ont été entraînées par la vague pénale sécuritaire et ont sévèrement porté atteinte aux principes fondamentaux de protection et d’éducation de la justice pénale des mineurs rappelés ci-dessus.
Il s’agit d’abord de la loi fédérale sur les interdictions (du 13 déc. 2013), qui a conduit le Parlement fédéral à insérer dans le DPMin l’art. 16a « Interdiction d’exercer une activité, interdiction de contact et interdiction géographique », entré en vigueur le 1er janvier 2015. Cette disposition permet aux autorités d’instruction (art. 26 al. 1 let. c PPMin) et de jugement des mineurs de prononcer ces interdictions à l’encontre des enfants (dès l’âge de 10 ans…) et des adolescents alors que la loi fédérale visait d’abord prioritairement les condamnés adultes pour protéger les mineurs de la pédo-criminalité (initiative populaire fédérale « Pour que les pédophiles ne travaillent plus avec des enfants », acceptée en votation le 18.5.2014). C’est bien l’absurdité de l’obsession sécuritaire : les enfants, qui devaient selon cette initiative être des sujets de protection, sont devenus malencontreusement aussi des objets de sanction !
Quant à la seconde révision « catastrophique », elle est très récente : adoptée par le Parlement fédéral le 13 juin 2024, elle modifie profondément l’esprit du DPMin et lui porte une grave balafre, avec un « Train de mesures – Exécution des sanctions » qui permettra (avec une date d’entrée en vigueur en juillet 2025) de réserver la mesure de l’internement du droit pénal des adultes (art. 64 al. 1 CPS) pour une personne mineure qui, après avoir atteint l’âge de 16 ans, aura commis un assassinat au sens de l’art. 112 CPS.
Il est important de rappeler ici, d’une part, comment se sont développées ce que j’appelle les révisions « catastrophiques » du DPMin et, d’autre part, comment elles s’inscrivent dans le courant sécuritaire qui, dans la justice des adultes, a considérablement durci la politique pénale, en considérant qu’elle doit stopper les auteurs de délinquance (dissuasion, neutralisation) et privilégier la sécurité publique, cette dernière devant primer les efforts de réinsertion sociale des personnes condamnées10.
Adopté le 13 décembre 2013 par le Parlement fédéral, l’art. 16a DPMin sur les interdictions, entré en vigueur le 1er janvier 2015, est, comme rappelé ci-dessus, un effet pervers de l’initiative populaire fédérale intitulée « Pour que les pédophiles ne travaillent plus avec des enfants » (acceptée en votation le 18 mai 2014 et qui a abouti à l’insertion de l’art. 123c dans la Cst. féd.).
L’idée ‘surprotectrice’ d’une majorité du Parlement fédéral était qu’il fallait aussi protéger les mineurs contre des actes d’ordre sexuel commis par des mineurs « pédophiles » qui, selon la classification des troubles mentaux et des troubles du comportement de l’Organisation Mondiale de la Santé, sont des personnes âgées d’au moins 16 ans et qui ont au moins 5 ans de plus que leur victime. Hors de toute considération de cette définition, l’art. 16a DPMin a inséré les interdictions de mineurs sans aucune limitation d’âge, donc possiblement dès l’âge de 10 ans révolus…
En outre, l’erreur voire le mensonge, est d’avoir inscrit ces interdictions pouvant frapper les mineurs dans la liste des mesures de protection du DPMin, alors que de telles mesures visent prioritairement à fournir au mineur ayant commis « un acte punissable » la « prise en charge éducative ou thérapeutique particulière » dont il a besoin (art. 10 al. 1 DPMin). Or l’art. 16a DPMin revêt en effet toutes les caractéristiques d’une peine, puisque le but des interdictions n’est ni d’aider directement le mineur dans son développement éducatif et personnel, ni de le soigner, mais bien de prévenir la commission d’actes délictueux : il s’agit donc d’un but sécuritaire ou de prévention spéciale. Par ailleurs, les interdictions doivent être inscrites au casier judiciaire, quelle que soit la gravité de l’infraction ayant donné lieu au jugement de condamnation, donc y compris pour une contravention (art. 18 al. 2 et 3 LCJ11), ce qui n’est pourtant jamais le cas pour les adultes. Enfin, le jugement par lequel un mineur a été condamné à une mesure d’interdiction de l’art. 16a DPMin est celui qui connaît le délai de radiation le plus long, à savoir 15 ans (art. 30 al. 2 let. m LCJ), et ce délai commence à courir seulement dès que la mesure d’interdiction a été levée (art. 30 al. 3 LCJ). Cela signifie par exemple qu’un adolescent de 15 ans (au moment de l’infraction commise), condamné à l’âge de 16 ans à une mesure d’interdiction, mesure levée 4 ans plus tard à l’âge de 20 ans de l’intéressé, ne verra son inscription au casier judiciaire éliminée que lorsque ce condamné « juvénile » aura atteint l’âge de 35 ans! On a ici l’illustration frappante que l’inscription au casier judiciaire est une mesure infamante.
Dernier élément majeur : l’insertion de l’art. 16a sur les interdictions dans le DPMin a ouvert la voie du passage entre le DPMin et le droit pénal des adultes, avec l’introduction complémentaire, à l’art. 19 DPMin (Fin des mesures), de l’alinéa 4 qui permet la ‘conversion’ d’une mesure d’interdiction du DPMin en une mesure d’interdiction du code pénal (art. 67 et 67b CPS) si sa levée, à la majorité de la personne condamnée, « compromet gravement la sécurité d’autrui » (art. 19 al. 4 DPMin). Et la révision du DPMin du 13 juin 2024 va encore plus loin : le nouvel art. 19b al. 2 DPMin permettra (lorsqu’il sera en vigueur, dès juillet 2025), de prolonger une mesure d’interdiction à vie en vertu de l’art. 67 al. 2bis CPS, ce qui est particulièrement critiquable.
Le pli ayant été pris de relier le DPMin et le droit pénal des adultes en un filet répressif toujours plus serré, le Parlement fédéral a adopté en juin de cette année la révision la plus grave et la plus catastrophique, avec l’insertion des réserves de l’internement du droit des adultes dans le DPMin.
Tout est parti d’une motion d’Andrea Caroni (alors conseiller national libéral radical) intitulée « Droit pénal des mineurs. Combler une lacune en matière de sécurité », motion qui a été adoptée par les deux Chambres du Parlement fédéral en 2016. Comme elle l’indique, cette motion avait pour but de combler une « dangereuse lacune de sécurité » en ce qui concerne des jeunes, qui ont été soumis à des mesures de protection du DPMin et qui représentent encore « une grave menace pour la sécurité de tiers », lorsque l’exécution de ces mesures arrive à son terme, au plus tard à l’âge de 25 ans (art. 19 al. 2 DPMin). Elle proposait ainsi d’appliquer le même système introduit depuis janvier 2015 avec les interdictions et ce ‘transfert’ entre mesures du DPMin et mesures du CPS.
La motion Caroni ne visait que des mineurs qui avaient fait l’objet d’un placement en établissement fermé (art. 15 al. 2 DPMin). Mais comme bien souvent, la machine législative s’est emballée et l’Avant-projet de modification du DPMin (du 6 mars 2020) a proposé d’insérer dans le DPMin deux « réserves de sécurité » :
l’une qui aurait pu concerner toute personne mineure, dès l’âge de 10 ans révolus, condamnée à une mesure de placement en établissement fermé (aux conditions fixées à l’art. 15 al. 2 DPMin) en raison de la gravité de l’infraction jugée par l’autorité des mineurs, en particulier parce que la personne mineure condamnée aurait « porté ou voulu porter atteinte à la vie ou l’intégrité corporelle d’autrui »;
l’autre « réserve de sécurité » concernait toute personne mineure âgée de 16 ans révolus et condamnée à une peine de privation de liberté d’au moins trois ans selon l’art. 25 al. 2 DPMin en raison de la gravité de l’infraction commise contre la vie ou l’intégrité corporelle d’autrui.
Finalement, après plusieurs critiques émises lors de la procédure de consultation et de longues discussions entre les deux Chambres du Parlement et leurs Commissions juridiques, la révision du DPMin adoptée le 13 juin 2024 (avec entrée en vigueur en juillet 2025) contient bel et bien deux « réserves de sécurité » :
la première, à l’art. 19c nouveau DPMin, qui prévoit le passage possible à l’internement de l’art. 64 al. 1 CPS à l’issue d’un placement en établissement fermé d’une personne désormais majeure, qui a commis un assassinat (art. 112 CPS) alors qu’elle avait entre 16 ans révolus et moins de 18 ans et pour laquelle, à la fin de son placement fermé, « il est sérieusement à craindre » qu’elle « commette à nouveau un assassinat » (art. 19c al. 1 DPMin). L’internement de l’art. 64 al. 1 CPS pourra être prononcé dès la majorité de cette personne, par un tribunal des adultes, sur requête de l’autorité d’exécution des mineurs, avec rapports et expertise à l’appui.
La seconde réserve de sécurité est prévue à l’art. 25a nouveau DPMin et elle fixe la possibilité d’inscrire une « réserve de l’internement » (de l’art. 64 al. 1 CPS) dans le jugement de condamnation d’une personne mineure qui, entre 16 ans révolus et moins de 18 ans, a commis un assassinat et a été, pour ce fait, à la fois condamnée à une peine de privation de liberté aggravée de 3 ans au moins et également considérée comme « dangereuse » ou représentant « une grave menace pour des tiers » (art. 25a al. 1 DPMin). Ici aussi, l’internement de l’art. 64 al. 1 CPS pourra être prononcé dès la majorité de cette personne, par un tribunal des adultes, sur requête de l’autorité d’exécution des mineurs, avec rapports et expertise à l’appui (art. 27a DPMin).
Avec cette incroyable révision du DPMin et cette double réserve de l’internement, ma première critique est que le Parlement fédéral a ainsi introduit une brèche ou une exception au seuil de la majorité pénale à 18 ans révolus, en l’abaissant dans ces deux cas (art. 19c et 25a nouveaux DPMin) à l’âge de 16 ans révolus.
Les autres principales critiques que j’adresse à cette dernière révision du DPMin sont les suivantes :
a) Sur le plan juridique, cette révision constitue :
une violation de la CDE, en particulier de l’art. 3 ch. 1 CDE, car admettre l’inscription de « réserves de l’internement » des adultes dans le DPMin est une décision contraire au principe de « l’intérêt supérieur de l’enfant » comme « considération primordiale » de la justice des mineurs;
ainsi qu’une violation des art. 2 DPMin et 4 PPMin qui enjoignent les instances de la justice des mineurs de prendre en compte de façon déterminante les besoins de « protection et d’éducation du mineur », en fonction de son âge, de son degré de développement et de ses conditions de vie;
enfin, il y a également une violation du respect de la dignité des mineurs sur lesquels pèsent ces « réserves de l’internement », particulièrement lorsqu’ils se trouvent en situation de privation de liberté avec une telle épée de Damoclès qui obstrue tout leur avenir (art. 37 let. c CDE + art. 7 Cst. féd. + art. 74 CPS).
b) En outre, ces « réserves de sécurité » insèrent en droit pénal des mineurs des mesures de suivi à très long terme, inconnues à ce jour, qui franchissent une étape inédite et inquiétante dans la politique sécuritaire, ainsi fondée sur des critères de « dangerosité » (aussi bien d’actes que d’auteurs) à titre de prévention de risques ou de probabilités de récidive12.
Elles donnent à l’ensemble des autorités pénales suisses (des mineurs et des adultes, de jugement et d’exécution des sanctions) des compétences extrêmement étendues de contrôle et de privation de liberté quasiment à vie sur des personnes qui, dès l’âge de 16 ans, pourront être étiquetées comme « délinquants dangereux ».
Sur ce qualificatif de « dangerosité », de nombreuses recherches en criminologie ont démontré les effets pervers, aussi bien pour les auteurs visés que pour les institutions qui les catégorisent, de ces processus à long terme d’étiquetage, qui peuvent entraîner des conséquences très néfastes de stigmatisation et d’exclusion13 ainsi que conduire les institutions dans une spirale de décisions de « confirmation de leur prophétie »14.
c) Enfin, dernière critique sous forme de question : ce « jeu » sécuritaire en vaut-il bien la chandelle? Autrement dit : vaut-il vraiment la peine de bafouer tous les principes essentiels du droit et de la justice pénale des mineurs de notre pays quand on constate que de 1999 à 2023 (soit pendant 25 ans), ce n’est qu’en moyenne 1,08 jugement de condamnation de mineur qui est prononcé par année en Suisse pour le crime d’assassinat et, en outre, ce faible chiffre comprend aussi des auteurs d’assassinat âgés de moins de 16 ans15.
Où est donc la proportionnalité? Le constat est simple : c’est clairement sacrifier l’« intérêt supérieur de l’enfant » au profit d’un très faible intérêt hypothétique de sécurité collective! Même si l’on pourrait aussi se dire que ces deux « réserves de sécurité » ne seront que très rarement appliquées, le constat est absurde : huit ans de travaux législatifs pour un impact potentiel si maigre, c’est vraiment sortir les canons pour tirer sur quelques mouches…
Et même avant l’entrée en vigueur de cette modification excessivement dure du DPMin, je suis d’avis qu’elle a déjà exercé son influence répressive, pas encore dans la justice des mineurs, mais surtout dans la justice des adultes, en visant particulièrement les jeunes adultes qui ont commis des actes de violence grave peu après avoir atteint l’âge de 18 ans. Le verdict foudroyant qu’a rendu le Tribunal criminel de Genève, le 25 septembre 2024, à l’encontre de l’auteur du « crime des Charmilles » en est selon moi une parfaite illustration16. Ce jeune homme, déjà condamné en 2021 par la justice des mineurs (à 38 mois de privation de liberté) pour le violent tabassage de deux inconnus dans le quartier de St-Jean à Genève, et alors qu’il se trouvait en liberté conditionnelle, a asséné un coup de couteau fatal à un jeune homme de 22 ans en janvier 2019, après une altercation dans le parking souterrain du centre commercial des Charmilles. Il avait alors 18 ans et 3 mois. Sa condamnation pour assassinat est (presque) sans appel : 16 ans et 10 mois de peine privative de liberté (complémentaire à celle de 2021) assortie d’une mesure de traitement ambulatoire pendant sa détention, puis d’un internement (art. 64 al. 1 CPS) à l’issue de celle-ci s’il est à prévoir qu’il ne se conduira pas « correctement en liberté » (art. 64 al. 2 et 3 CPS).
Il y a ici un message clair de la justice pénale à l’attention aussi bien des « grands adolescents » (16-17 ans) que des « jeunes adultes » (18-20 ans), qui valide les réformes sécuritaires du Parlement fédéral et que je résume ainsi : « Même si vous avez échappé à la réforme du DPMin et à sa réserve de l’internement en cas d’assassinat, sachez que dès l’âge de 18 ans révolus, vous relevez pleinement du droit pénal des adultes, qui a tous les moyens nécessaires pour neutraliser votre dangerosité »!
Aujourd’hui, le contexte politique, social et moral de nos sociétés est particulièrement difficile, troublé, voire chaotique. Il donne lieu alors à ce constat récurrent : une société insécurisée réclame toujours plus de contrôle, de normes contraignantes et répressives, un tel réflexe « pavlovien » donnant l’illusion de (se) rassurer…
La politique pénale punitive est stimulée au Parlement fédéral par des politiciens que j’appellerai les « plombiers du sécuritaire », car leur obsession est de parvenir à raccorder tous les tuyaux de surveillance et d’enfermement, dans l’illusion d’un raccordement total et sans faille, de la justice pénale des mineurs à celle des adultes, des sanctions pénales aux mesures de placement civil à des fins d’assistance, etc.
Le risque d’autres prochaines révisions « catastrophiques » du DPMin est bien présent et les défis sont nombreux pour la justice pénale des mineurs en Suisse qui doit se préparer à les affronter et à les contrer.
Parmi ces risques et ces attaques contre l’esprit éducatif du DPMin, je donnerai trois exemples :
il y a d’abord les débats en vue de réviser l’art. 25 DPMin et d’élever les durées maximales de la peine de privation de liberté des mineurs : de 1 à 2 ans pour les adolescents dès l’âge de 15 ans et de 4 à 6 ans dès l’âge de 16 ans. Ces débats ont déjà eu lieu au Parlement, avec une motion de Nina Fehr Düsel17 du 7 mars 2024, qui demande même qu’en « cas d’infraction particulièrement grave, le mineur » soit « jugé selon le droit pénal des adultes ». C’est hélas un retour au Moyen-Âge et à la maxime « malitia supplet aetatem » : la volonté de nuire prime la condition d’âge18... Ces discussions reprendront dès qu’un Rapport de l’Office fédéral de la justice (OFJ) sur la question des peines dans la justice des mineurs, prévu pour 2025, aura été publié.
Autre sujet sensible : la question des compétences de poursuite des mineurs « radicalisés » et suspectés d’actes terroristes. La Loi fédérale sur les mesures policières visant à lutter contre le terrorisme19 a déjà attribué depuis le mois d’octobre 2021 de très larges compétences à la Police fédérale (Fedpol), y compris celle de prendre des mesures contraignantes à l’égard de mineurs dès l’âge de 12 ans révolus. De surcroît, en avril 2024, lors de sa conférence annuelle, le Procureur général de la Confédération, Stefan Blaettler, a estimé opportun de créer un parquet ad hoc au sein du Ministère public de la Confédération (MPC) afin de « décharger » les Tribunaux de mineurs des affaires liées au terrorisme, alors que la PPMin exclut pourtant toute juridiction fédérale concernant les personnes mineures (art. 2 et art. 3 al. 2 let. b PPMin).
Enfin, depuis plusieurs années, la question des actes de délinquance commis par des mineurs migrants non accompagnés (requérants d’asile ou non) crée bien des troubles dans l’opinion publique et représente un défi important pour la justice des mineurs. La sanction le plus souvent prononcée est la peine privative de liberté, au motif que ni les autres peines, ni les mesures de protection du DPMin n’auraient de sens ou seraient comprises par les jeunes migrants condamnés… On se trouve ainsi dans une impasse discriminatoire à laquelle il est essentiel de trouver des solutions.
L’exemple de ce jeune homme Ivoirien âgé de 17 ans illustre bien cette impasse discriminatoire20 : il s’agit d’un migrant non accompagné, hébergé en juin 2024 dans un foyer spécialisé de Haute-Savoie, en proie à de sérieux troubles psychiques, qui s’est enfermé dans sa chambre avec deux éducateurs, a mis le feu à son matelas et a blessé grièvement l’un des éducateurs avec un couteau. Lors de l’assaut de la gendarmerie, le jeune homme a reçu une balle dans le ventre et a dû être hospitalisé aux soins intensifs des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) pour y subir deux opérations. Les autorités françaises ont alors demandé son extradition à l’Office fédéral de la justice (OFJ), à laquelle l’avocate du jeune homme s’est opposée. De mi-juin à fin août 2024, il a été placé sous surveillance à l’unité médico-psychiatrique, puis à l’unité cellulaire hospitalière des HUG. À fin août, son avocate a demandé qu’il soit transféré au Centre éducatif de détention pour mineurs de La Clairière, mais elle a appris le 2 septembre qu’avec l’aval de l’OFJ, le jeune homme avait été placé à la prison pour adultes de Champ-Dollon, en régime d’isolement… afin de le protéger des détenus adultes! Il s’y trouvait toujours le 8 octobre 2024, dans l’attente de son extradition décidée par l’OFJ le 19 septembre… Dans ce triste cas concernant un mineur migrant non accompagné, ce sont les autorités fédérale (OFJ) et cantonale (Office genevois de la détention) qui ont géré la situation, à l’encontre de tous les principes internationaux relatifs à la détention des mineurs et, à ma connaissance, sans que la justice des mineurs du canton de Genève n’ait dû ou pu intervenir!
Il y a déjà 35 ans que la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant a été adoptée à New York (le 20 novembre 1989). La Suisse a ratifié la CDE en décembre 1996 et elle est en vigueur dans notre pays depuis plus d’un quart de siècle (26 mars 1997). C’est pour moi une raison supplémentaire de rappeler et de tenter de faire rayonner l’esprit d’ouverture de cette Convention, à laquelle la justice des mineurs suisse est positivement liée. Et de rappeler aux politiciens que l’Assemblée fédérale a approuvé la ratification de la CDE par la Suisse le 13 décembre 1996 et que ce texte majeur fait partie intégrante de l’ordre juridique suisse depuis plus de 27 ans!
Malheureusement, la ‘révolution des esprits’ n’a pas pleinement eu lieu et les politiciens angoissés qui ont besoin de toujours plus de sécurité ne poursuivent pas l’intérêt supérieur des enfants et des jeunes. Ils n’aident ni la justice des mineurs, ni les jeunes délinquants qu’elle doit protéger et éduquer. Cette politique obsessionnelle de sécurité à tout prix ne soutient pas la désistance, à savoir la sortie de la délinquance21, mais elle enfonce carrément dans la rage et la désespérance…
Lorsque la « logique d’apprentissage » ou « transformative » de la justice pénale « est mise à mal par les autres fonctions de la réponse pénale, alors elle perd de sa portée. C’est le cas, notamment, lorsque la dimension rétributive l’emporte sur la fonction de rééducation de la réponse pénale » (Crégut, 2023, p. 309).
En conclusion, avant de procéder à d’autres révisions du droit pénal des mineurs, il sera indispensable que les acteurs législatifs se posent cette question de base : « Vaut-il vraiment la peine de modifier la Loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs? ».
À cette question, ma réponse est claire : c’est catégoriquement non, si le Parlement fédéral continue d’élaborer des révisions sécuritaires « catastrophiques »! Et c’est éventuellement oui, si et à condition que le but d’une future révision soit d’apporter une vraie plus-value à la justice pénale des mineurs, en renforçant le développement et les droits des enfants et adolescents qui ont commis des infractions, ainsi qu’en favorisant leur insertion sociale.
Il me semble pouvoir affirmer qu’Ueli partage ce point de vue.
Et je lui adresse tous mes meilleurs vœux de retraite active!
Aebersold, P., Pruin, I., & Weber, J. (2024). Schweizerisches Jugendstrafrecht (4e éd.). Stämpfli.
Braithwaite, J. (2018). The irony of State intervention: Labeling theory. In R. Lilly, F. T. Cullen, & R. A. Ball (Éd.), Criminological Theory: Context and Consequences, (7e éd., p. 137-163). Sage.
Crégut, F. (2023). La pédagogie de la réponse pénale pour mineur.e.s [Thèse de doctorat, Université de Genève].
Feeley, M., & Simon, J. (1992). The New Penology: Notes on the emerging strategy of corrections and its implications. Criminology 4(30), 449-474.
Ghanem, C., Hostettler, U., & Wilde, F. (Éd.) (2023). Alter, Delinquenz und Inhaftierung. Perspektiven aus Wissenschaft und Praxis. Springer.
Illanez Schoenenberger, F., (2024). Les sanctions pénales. Analyse en droit suisse et en droit équatorien. Helbing.
Merton, R. K. (1948). The Self-Fulfilling Prophecy. The Antioch Review, 2(8), 193-210.
Parein, L. (2023). L’internement de mineurs – L’aberration du « bambino delinquente ». Plaidoyer, 2, 28-31.
Queloz, N. (Éd.). (2023). Droit pénal et justice des mineurs en Suisse – Commentaire DPMin et PPMin (2e éd.). Schulthess.
Stoll, A., Fabre, A. S., Campistol, C., Ntamatungiro, M., & Hope, K. (2022). Guide pour soutenir la désistance de mineur·e·s en détention. Revue Internationale de Criminologie et de Police Technique et Scientifique, 2, 160-172.